Art arabe ou arts de l'Islam ? #article

L’art islamique existe-t-il ?

Ces trois textes, écrits sur près de quatre-vingts ans par des historiens des arts de l’Islam, reflètent à quel point la réflexion sur la discipline et sa définition ont évolué. À la lecture culturaliste et orientaliste de Georges Marçais, grand spécialiste du monde maghrébin, qui fut un temps professeur à Alger, sont venus se greffer, après la décolonisation, des doutes et des remises en cause sur l’existence même d’un art islamique. Oleg Grabar, qui fut professeur à Harvard, remit en cause la notion dès les années 1980, dans un ouvrage qui fit date : pour lui, l’« art islamique » devait être envisagé dans un contexte plus global. Sheila Blair et Jonathan Bloom, auteurs de l’un des plus importants manuels sur la question, contestent quant à eux frontalement l’existence d’un art islamique ; celui-ci est défini en fonction du regard occidental, et non de ses spécificités intrinsèques, comme, de manière beaucoup plus générale, toutes les civilisations extra-occidentales.

1) Georges Marçais, 1926
« Appellation. — On a donné à l’art musulman diverses appellations assez peu exactes.

Pendant longtemps, le nom le plus répandu fut celui d’art arabe. Or, l’art musulman n'est point l’art des Arabes, population nomade qui n'avait aucun passé artistique.

Le nom d’art mauresque n'est pas plus justifié. Les Maures sont les Berbères du Sahara, ou Almoravides, et les Berbères de l'Atlas, ou Almohades, dont l'activité artistique s'est étendue principalement sur le Maroc et sur une partie de l’Espagne.
Aussi limitative est l’appellation art sarrasin, terme vague, employé d’abord par les Grecs et par les Romains, puis par les Croisés, pour désigner les corps de cavalerie qu'ils avaient à combattre en Syrie et en Égypte.

Le nom d’art musulman semble donc être le seul admissible au double point de vue de la géographie historique et de l’histoire de l’art. Ce terme vient du mot arabe mouslim (celui qui se confie à Dieu), nom que Mahomet donna à ses premiers adeptes.

Domaine. - Si l'on en excepte l'art chinois, aucun style n'a eu un domaine aussi étendu que l'art musulman. Il embrasse l'Inde, la Mésopotamie, la Perse, la Syrie, la Palestine, la Turquie, l’Égypte, la Tunisie, l'Algérie, le Maroc, l'Espagne et la Sicile.

Durée. - L'art musulman commence à la mort de Mahomet, l'an 632 après J.-C., pour disparaître au XVIIe ou au XVIIIe siècle, suivant les pays. »

Georges Marçais, L’art musulman, Paris : Flammarion, 1926

2) Oleg Grabar, 1987
« A tout prendre, il est impossible de considérer toutes ces caractéristiques comme génératrices d’un style et d’une époque, car ce que ces créations artistiques ont en commun, ce n’est pas leurs formes prises individuellement, ni leur disposition ni même un corpus de fonctions, mais une série d’attitudes vis-à-vis du processus même de la création artistique. Ces attitudes sont contradictoires car, à certains moments, elles dénient toute valeur aux symboles visuels et aux monuments permanents les plus importants, alors qu’en d’autres occasions, elles réclament une plus grande virtuosité dans l’embellissement d’un palais impériale ou d’une prosaïque assiette en céramique. Mais la plus grande réalisation de ces [VIIe-Xe] siècles a été d’avoir créé pour la nouvelle culture un cadre monumental digne d’elle, c’est-à-dire un corpus formel consistant, différent de celui qui existait auparavant, qui n’en utilisait pas moins les éléments pour une grande part. Les attitudes psychologiques aussi bien que le cadre faisaient partie d’une tentative délibérée de se définir soi-même et, à partir des termes de cultures plus anciennes, de formuler un langage visuel qui rencontre les besoins de la culture nouvelle et en cristallise l’identité propre. Parce qu’il est plus facile de les définir à travers le prisme des attitudes que celui des structures et des formes, il convient d’utiliser le terme « islamique » pour les créations artistiques que l’on trouve, sur plusieurs siècles, dans l’aire s’étendant de l’Atlantique aux steppes d’Asie centrale. Mais parce que les éléments empruntés pour créer ce langage esthétique appartiennent, pour la plupart, à un substrat méditerranéen et proche-oriental plus ancien nous sommes en présence d’un art médiéval, un rameau du riche héritage de l’Antiquité classique. »

Oleg Grabar, La formation de l’art islamique, Paris : Flammarion, 1987

3) Sheila Blair, Jonathan Bloom, 2003
« Il est devenu assez clair, dans les pages précédentes, que nous pensons que « art islamique » est une dénomination pauvre pour un sujet mal défini. Cette définition fonctionne mieux pour certaines périodes et certains lieux, notamment pour les siècles précédant l’invasion mongole, pour lesquels nous pouvons honnêtement parler de civilisation et d’art islamiques. C’était un monde, ou, comme le veut le proverbe, un chèque signé à Cordoue pouvait être encaissé à Samarcande. […]

Pour la période qui suit l’invasion mongole du XIIIe siècle, toutefois, il devient plus difficile de parler d’un art islamique unique, et les arts du Maghreb et de l’Espagne, de l’Égypte et de la Syrie, de la Turquie, de l’Iran et de l’Asie centrale, ainsi que de l’Inde, sont souvent aussi différents que semblables, voire davantage. […]

L’une des solutions à ce problème serait de démanteler entièrement le champ de l’art islamique, et d’en distribuer les bribes à des champs géographiques et historiques adjacents, tel que l’art médiéval méditerranéen ou les arts du sous-continent indien. […] Cette solution, cependant, minimiserait radicalement non seulement le rôle de l’islam dans l’art, mais aussi la présence d’œuvres d’art « islamiques » à plus grande échelle. Cela favoriserait aussi, assez naturellement, les attitudes nationalistes et ethniques. […]

En l’absence d’une réévaluation globale de la manière dont l’Occident aborde ce monde de l’Islam aux multiples facettes et aux multiples histoires, sans parler des autres cultures « étrangères », peu de choses semblent possibles pour redéfinir ou remplacer l’expression « art islamique ». Aussi longtemps que notre société persistera à voir l’islam et la civilisation islamique comme un monolithe, les historiens d’arts seuls ne trouveront aucun chemin pour endiguer le flux et convaincre le monde que la catégorie n’a que peu de sens. »

Sheila S. Blair, Jonathan M. Bloom, “The Mirage of Islamic Art: Reflections on the Study of an Unwieldy Field”, The Art Bulletin, 85, 2003, p. 152-184 (tr. M. Bizoirre)

Pour aller plus loin :

  • L’art musulman, Georges Marçais, Flammarion, 1926
  • La formation de l’art islamique, Oleg Grabar, Flammarion, 1987
  • The Mirage of Islamic Art: Reflections on the Study of an Unwieldy Field, Sheila S. Blair, Jonathan M. Bloom, The Art Bulletin, 85, 2003, p. 152-184 (tr. M. Bizoirre)

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