La colonisation #article

Comment les partisans de la colonisation la justifiaient-ils ?

Le 28 juillet 1885, dans une séance particulièrement houleuse à la chambre des députés, Jules Ferry, député de Paris, prononce un long discours sur la politique coloniale de la France. Les hommes politiques se divisent en effet sur la légitimité et l’utilité, pour le pays – qui vient notamment d’établir un protectorat en Tunisie, et possède l’Algérie depuis plusieurs décennies – de poursuivre les conquêtes coloniales. Jules Ferry la justifie en arguant à la fois de raisons économiques, politiques et « civilisatrices ».

« M. Jules Ferry – Oui, nous avons une politique coloniale, une politique d’expansion coloniale qui est fondée sur un système […] et qui […] repose tout à la fois sur des principes économiques et sur des intérêts, sur des conceptions humanitaires de l’ordre le plus élevé, et sur des considérations politiques.

[…] Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. […] La France, qui a toujours regorgé de capitaux et en a exporté des quantités considérables à l’étranger, […] a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale. […] La question coloniale, c’est, pour les pays voués par la nature même de leur industrie à une grande exportation, comme la nôtre, la question même des débouchés. […] Sur l’ensemble des colonies françaises, les exportations de France s’élèvent à un chiffre de 391 millions, ce qui donne par tête une somme de 44 francs 80.

[…] Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Sur ce point, l’honorable M. Camille Pelletan raille beaucoup, […] et il dit : « Qu’est-ce que c’est que cette civilisation qu’on impose à coups de canon ? Qu’est-ce, sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n’ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu’elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré, vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas. »

[…] Je vous défie […] de soutenir jusqu’au bout votre thèse, qui repose sur l’égalité, la liberté, l’indépendance des races inférieures. […] Il faut dire ouvertement qu’en effet, les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures…

M. Jules Maigne – Oh! vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l’homme ! […]

M. Jules Ferry – Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… […] De nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de civilisation. […] Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que dans l’Inde, et malgré les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l’histoire de cette conquête, il y a aujourd’hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d’ordre, de vertus publiques et privées depuis la conquête anglaise qu’auparavant ? […]

Il est ensuite arrivé à un troisième, plus délicat, plus grave, et sur lequel je vous demande la permission de m'expliquer en toute franchise. C'est le côté politique de la question. […] Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l'écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers l'Afrique ou vers l'Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c'est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c'est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième. Je ne puis pas, messieurs, et personne, j'imagine, ne peut envisager une pareille destinée pour notre pays.»

Trois jours plus tard, Georges Clémenceau, député radical, répond devant la chambre des députés en ridiculisant le concept de « race supérieure » : « Races supérieures ? Races inférieures ? C'est bientôt dit ! Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand ». Il se livre ensuite à une apologie des civilisations chinoise et indienne, évoquant leur richesse culturelle et historique.

Pour aller plus loin :

  • De l’indigène à l’immigré, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Paris : Gallimard, 1998
  • La colonisation est-elle un devoir de civilisation ?, Bibliothèque de l’Assemblée nationale , Discours à la Chambre des députés : 31 juillet 1885, Voir le site
  • Le discours de Jules Ferry du 28 juillet 1885, Luis Gonzales-Mestres, Science, connaissance et conscience, 2009 , Voir le site

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