La confusion entre musulman et arabe #article

Y a-t-il des juifs dans le monde arabe ?

Hommes d’une famille juive au Yémen © Al-Salami/IMA
L’histoire du peuple juif s’ancre profondément dans le Moyen-Orient. Bien avant la naissance du christianisme et de l’islam, les juifs sont présents sur les rivages de la Méditerranée et dans la péninsule Arabique. Ils forment même une importante communauté à Médine, et accueillent Muhammad après sa fuite de La Mecque, en 622.

L’arabisation des communautés juives après la conquête arabe du VIIe siècle a été rapide. Il faut en effet moins de deux siècles pour que les juifs adoptent l’arabe comme langue quotidienne et pour tous leurs écrits. La Bible est traduite en arabe. Ces interactions entre communautés ne sont pas à sens unique. Le Moyen Âge est une période riche culturellement et intellectuellement, souvent décrite d’ailleurs comme un « âge d’or ». Ce n’est pas pour rien, en effet, si les juifs expulsés d’Espagne par les rois catholiques en 1492 se réfugient en grande majorité en terre arabe et non en Europe.

Cette idée d’ « âge d’or » doit toutefois être nuancée. En terre arabe, les juifs bénéficient du statut juridique de dhimmi : le Coran accorde une liberté religieuse et une autonomie communautaire aux peuples du Livre qui ne sont pas musulmans. Pour autant, leur situation n’est pas idyllique. Les populations juives sont victimes d’humiliations (gifle lors du paiement de l’impôt annuel lié au statut de dhimmi en Algérie, interdiction de sortir du quartier juif avec des chaussures au Maroc) et parfois de persécutions violentes (en Égypte en 1301, à Taroudant au Maroc en 1608 et au Yémen en 1700, par exemple). Ces persécutions sont toutefois bien moins systématiques en terre arabe qu’en Europe et surtout elles ne sont pas connotées de la même rhétorique antijuive.

La situation des juifs en terre arabe du VIIe au XIXe siècle reste donc meilleure que celle de leurs coreligionnaires européens durant la même période. Cela rend leur départ des pays arabes à l’époque contemporaine d’autant plus étonnant. Cet exode massif prend ses racines dans la colonisation européenne du XIXe siècle, qui importe des idéaux politiques nouveaux. Le statut de dhimmi disparait ainsi progressivement dans l’Empire ottoman entre 1839 et 1856, date à laquelle est signé le traité de Paris. Les Européens reconnaissent alors l’émancipation des minorités chrétiennes mais pas celles des juifs. Les musulmans de l’empire, de leur côté, y sont également réticents. Les décrets ne sont pas appliqués, parfois même abrogés comme ce fut le cas en Tunisie en 1864. L’ingérence européenne provoque donc de vives tensions avec les musulmans. Elle importe aussi une vision particulièrement négative des juifs, teintées d’un fort antisémitisme. On voit alors fleurir les accusations de crimes rituels, inconnues jusqu’alors en terre arabe, mais véhiculées par les chrétiens grecs orthodoxes et italiens. Le changement de perception des juifs par les musulmans découle aussi des politiques menées par les puissances européennes. Le décret Crémieux de 1871 en est un parfait exemple : dans le contexte de la colonisation algérienne, il octroie la citoyenneté française aux juifs, les distinguant de fait des « indigènes » musulmans.

Le déclenchement du conflit israélo-arabe contribue à alimenter le malaise né à l’époque coloniale et conduit plusieurs États arabes à mener une politique hostile envers les juifs. Si en 1948, les juifs représentent environ 850 000 personnes dans les États arabes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, moins de 25 ans plus tard ils sont près de 97% à avoir quitté leurs pays respectifs pour rejoindre l’Europe, les États nord-américains et Israël. Aujourd’hui, des pays entiers se sont vidés de leurs populations juives, à l’instar de la Syrie et de la Libye. Le Maroc continue d’avoir une communauté juive mais composée de moins de 3500 personnes alors qu’en 1945 un juif sur quatre en terre arabe était un juif marocain. Les derniers grands foyers juifs en terre d’Islam sont désormais en dehors du monde arabe : il s’agit de la Turquie et de l’Iran.

Les juifs arabisés gardent malgré tout des attaches fortes avec leur pays d’origine, leur langue maternelle, l’arabe, et leurs coutumes. Ainsi, les juifs originaires de ces territoires pratiquent encore aujourd’hui la cérémonie du henné lors des mariages, dégustent un plat appelé dafina (Maroc) ou bkaïla (Tunisie) lors du repas de midi du jour de shabbat. Ces traditions n’existent pas pour les juifs d’Europe. Même entre juifs arabisés, des distinctions apparaissent en fonction des origines géographiques. Les prières dans les synagogues dites « marocaines » ou « tunisiennes » ou « irakiennes » par exemple ne sont pas identiques. Des traditions locales viennent enrichir la liturgie de chaque communauté. C’est la même chose dans la pratique religieuse de certaines fêtes, comme celle de la Pâque juive, où des aliments sont autorisés à la consommation chez les juifs tunisiens mais pas chez les marocains.
Olivier Danino

Pour aller plus loin :

  • Culte des saints et pèlerinages judéo-musulmans au Maroc, Issachar Ben Ami, Paris : Maisonneuve et Larose, 1990
  • Juifs en pays arabes, le grand déracinement, 1850-1975, Georges Bensoussan, Paris : Tallandier, 2012
  • Juives et juifs dans le Maroc contemporain, images d'un devenir, Arlette Berdugo, Paris : Paul Geuthner, 2002
  • Sous le croissant et sous la croix, les Juifs au Moyen Âge, Mark R. Cohen, Paris : Seuil, 2008
  • Chrétiens et juifs dans l’Islam arabe et turc, Youssef Courbage, Philippe Fargues, Mannie Crone (éd.), Paris : Payot et Rivages, 1996
  • The Jews of Islam, Bernard Lewis, Princeton, Oxford : Princeton University Press, 2014
  • Histoire des relations entre Juifs et musulmans des origines à nos jours, Abdelwahhab Meddeb, Benjamin Stora (dirs.), Paris : Albin Michel, 2013
  • La fin du judaïsme en terres d’islam, Shmuel Trigano, Paris : Denoël, 2009
  • Juifs et Musulmans en Algérie, Lucette Valensi, Paris : Tallandier, 2016

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