Quelles sont les particularités du chiisme ?
« Chiisme » vient de l’expression arabe shia Ali, les « partisans de Ali ». Il s’agit du plus ancien courant de l’islam puisqu’il émerge dans le contexte extrêmement mouvementé des premières décennies après la mort du prophète Muhammad en 632.
Ali ibn Abi Talib était le cousin et le gendre du prophète Muhammad. Compagnon de la première heure, réputé pour son courage au combat et sa connaissance de l’intégralité de la révélation coranique, il était une figure de premier plan de la communauté, même aux yeux de ceux qui deviendraient les sunnites. À la mort de Muhammad, les notables musulmans élurent Abou Bakr, un autre de ses premiers compagnons, comme son successeur (« calife »). Cette élection, menée en l’absence de Ali, fut perçue par son entourage comme un quasi coup d’État. Ali finit par prendre le pouvoir à son tour, à la mort du troisième calife de l’islam, Othman, en 656. Mais une partie de la communauté refusa alors de reconnaître son autorité, ce qui donna lieu à deux batailles fratricides : celle du Chameau et celle de Siffin, qui opposa Ali à Moawiya, le futur fondateur de la dynastie omeyyade. C’est à cette fitna (« discorde ») que remonte la division des musulmans entre chiites et sunnites.
La fitna s’aggrava encore lorsque les troupes du fils de Moawiya, Yazid Ier, massacrèrent Hossein, l’un des fils de Ali, et sa famille, en 680 à Karbala. Cet événement frappa les esprits et fut l’un des actes fondateurs du chiisme. Aujourd’hui encore, les chiites commémorent le martyr de Hossein lors de la fête de ashoura et il est dit que celui qui pleure avec sincérité son assassinat est assuré du salut. De ce massacre, les chiites tirèrent la conviction que tout pouvoir politique est injuste, sauf s’il est détenu par un imam, un homme issu de la descendance de Ali et Fatima, la fille du Prophète. La terre ne sera « remplie d’équité et de justice comme elle avait été remplie d’iniquité et d’injustice » qu’au retour du dernier imam, à la fin des temps
Théologiquement, le chiisme repose sur deux principes fondamentaux : le dualisme et la dualité. Le dualisme consiste à faire de l’histoire le théâtre d’une lutte perpétuelle entre amis et ennemis de Dieu. Cette approche peut se prévaloir du Coran : « Nous donnons à chaque prophète des ennemis parmi les criminels » (sourate 35, verset 31), mais elle accentue fortement ce trait.
La dualité repose sur l’idée que toute chose a une face apparente (zahir</italic) et une face cachée (<italic>batin) : en premier lieu le Coran, dont on distingue un sens extérieur, révélé, et un sens interne. Cela correspond à la distinction entre la lettre et l’esprit du texte. C’est ici qu’intervient l’imam, dont le rôle et la nature diffèrent dans le chiisme et dans le sunnisme : pour les sunnites, l’imam est simplement l’homme qui dirige la prière collective, généralement choisi pour sa piété, sa moralité et sa connaissance des disciplines religieuses. Pour les chiites, la révélation coranique ne peut pas être comprise sans l’interprétation ou l’exégèse symboliques dont l’imam a la charge exclusive. De même que le rôle de Muhammad fut d’apporter aux hommes la lettre du Coran, le rôle de Ali, le premier imam, était de leur en livrer l’esprit. Par la suite, la garde et la transmission du sens ésotérique de la révélation reviennent à la lignée des imams issus de la descendance de Ali.
En ce sens, le chiisme est essentiellement une « imamologie », une religion de l’imam, puisque, sans sa médiation, le sens de la parole divine demeurerait inaccessible. La notion de walaya en témoigne : elle désigne aussi bien l’« amitié » ou la « proximité » entre Dieu et l’imam que la fidélité du croyant à l’imam – d’où la forme chiite de la profession de foi musulmane : « Il n’y a de dieu que Dieu, Muhammad est l’Envoyé de Dieu, et Ali est l’Ami (wali) de Dieu. » Reconnaître l’imam c’est participer à la walaya par son intercession.
En 874, la mort du onzième imam Hassan al-Askari priva les chiites de la présence matérielle d’un guide pour la communauté. Selon la tradition, son fils, le douzième imam, entra alors dans la « Petite Occultation », durant laquelle il continua à donner ses instructions à ses fidèles par l’intermédiaire de quatre ambassadeurs successifs. En 940, ce fut la « Grande Occultation » ; l’imam ne donna plus signe de vie, et les fidèles attendent depuis lors son retour à la fin des temps.
Les chiites ont toujours été minoritaires dans le monde islamique. De nos jours encore, ils représentent entre 10 et 20% de la population musulmane, et se divisent en trois courants principaux : le chiisme duodécimain ou imamite, l’ismaélisme et le zaydisme. Il existe d’autres courants plus confidentiels et plus ésotériques, comme les Alaouites de Syrie.
Fârès Gillon
Ali ibn Abi Talib était le cousin et le gendre du prophète Muhammad. Compagnon de la première heure, réputé pour son courage au combat et sa connaissance de l’intégralité de la révélation coranique, il était une figure de premier plan de la communauté, même aux yeux de ceux qui deviendraient les sunnites. À la mort de Muhammad, les notables musulmans élurent Abou Bakr, un autre de ses premiers compagnons, comme son successeur (« calife »). Cette élection, menée en l’absence de Ali, fut perçue par son entourage comme un quasi coup d’État. Ali finit par prendre le pouvoir à son tour, à la mort du troisième calife de l’islam, Othman, en 656. Mais une partie de la communauté refusa alors de reconnaître son autorité, ce qui donna lieu à deux batailles fratricides : celle du Chameau et celle de Siffin, qui opposa Ali à Moawiya, le futur fondateur de la dynastie omeyyade. C’est à cette fitna (« discorde ») que remonte la division des musulmans entre chiites et sunnites.
La fitna s’aggrava encore lorsque les troupes du fils de Moawiya, Yazid Ier, massacrèrent Hossein, l’un des fils de Ali, et sa famille, en 680 à Karbala. Cet événement frappa les esprits et fut l’un des actes fondateurs du chiisme. Aujourd’hui encore, les chiites commémorent le martyr de Hossein lors de la fête de ashoura et il est dit que celui qui pleure avec sincérité son assassinat est assuré du salut. De ce massacre, les chiites tirèrent la conviction que tout pouvoir politique est injuste, sauf s’il est détenu par un imam, un homme issu de la descendance de Ali et Fatima, la fille du Prophète. La terre ne sera « remplie d’équité et de justice comme elle avait été remplie d’iniquité et d’injustice » qu’au retour du dernier imam, à la fin des temps
Théologiquement, le chiisme repose sur deux principes fondamentaux : le dualisme et la dualité. Le dualisme consiste à faire de l’histoire le théâtre d’une lutte perpétuelle entre amis et ennemis de Dieu. Cette approche peut se prévaloir du Coran : « Nous donnons à chaque prophète des ennemis parmi les criminels » (sourate 35, verset 31), mais elle accentue fortement ce trait.
La dualité repose sur l’idée que toute chose a une face apparente (zahir</italic) et une face cachée (<italic>batin) : en premier lieu le Coran, dont on distingue un sens extérieur, révélé, et un sens interne. Cela correspond à la distinction entre la lettre et l’esprit du texte. C’est ici qu’intervient l’imam, dont le rôle et la nature diffèrent dans le chiisme et dans le sunnisme : pour les sunnites, l’imam est simplement l’homme qui dirige la prière collective, généralement choisi pour sa piété, sa moralité et sa connaissance des disciplines religieuses. Pour les chiites, la révélation coranique ne peut pas être comprise sans l’interprétation ou l’exégèse symboliques dont l’imam a la charge exclusive. De même que le rôle de Muhammad fut d’apporter aux hommes la lettre du Coran, le rôle de Ali, le premier imam, était de leur en livrer l’esprit. Par la suite, la garde et la transmission du sens ésotérique de la révélation reviennent à la lignée des imams issus de la descendance de Ali.
En ce sens, le chiisme est essentiellement une « imamologie », une religion de l’imam, puisque, sans sa médiation, le sens de la parole divine demeurerait inaccessible. La notion de walaya en témoigne : elle désigne aussi bien l’« amitié » ou la « proximité » entre Dieu et l’imam que la fidélité du croyant à l’imam – d’où la forme chiite de la profession de foi musulmane : « Il n’y a de dieu que Dieu, Muhammad est l’Envoyé de Dieu, et Ali est l’Ami (wali) de Dieu. » Reconnaître l’imam c’est participer à la walaya par son intercession.
En 874, la mort du onzième imam Hassan al-Askari priva les chiites de la présence matérielle d’un guide pour la communauté. Selon la tradition, son fils, le douzième imam, entra alors dans la « Petite Occultation », durant laquelle il continua à donner ses instructions à ses fidèles par l’intermédiaire de quatre ambassadeurs successifs. En 940, ce fut la « Grande Occultation » ; l’imam ne donna plus signe de vie, et les fidèles attendent depuis lors son retour à la fin des temps.
Les chiites ont toujours été minoritaires dans le monde islamique. De nos jours encore, ils représentent entre 10 et 20% de la population musulmane, et se divisent en trois courants principaux : le chiisme duodécimain ou imamite, l’ismaélisme et le zaydisme. Il existe d’autres courants plus confidentiels et plus ésotériques, comme les Alaouites de Syrie.
Fârès Gillon
Pour aller plus loin :
- Le Guide divin dans le shīʿisme originel, aux sources de l’ésotérisme en islam, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Paris : Verdier, 1992
- Qu’est-ce que le shî’isme ?, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Christian Jambet, Paris : Fayard, 2004
- La Religion discrète, croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shî’ite, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Paris : Vrin, 2006
- Le Coran silencieux et le Coran parlant, sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Paris : CNRS éditions, 2011
- Histoire de la philosophie islamique, Henry Corbin, Paris : Gallimard, 1986
- La Grande Discorde, religion et politique dans l’Islam des origines, Hichem Djaït, Paris : Gallimard, 1990
- L’Islam, religion et communauté, Louis Gardet, Paris : Desclée de Brouwer, 1967
- Le chiisme, [tr. H. Hougue], Heinz Halm, Paris : Presses Universitaires de France, 1995
- Shi‘ite doctrine, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Encyclopaedia Iranica, 2005, Voir le site
- Qu’est-ce que le shî’isme ? , Mohammad Ali Amir Moezzi, Canal-U, 2015 , Voir le site
- Qu’est-ce que le chiisme ? , Amélie Neuve-Eglise, La revue de Téhéran, novembre 2011, 72 , Voir le site
- Dis, Uncle Obs… quelle est la différence entre chiites et sunnites ? , François Reynaert, L’Obs, 2013, Voir le site
- Le chiisme, en attendant l’imam caché, Saïd Bakhtaoui, Mohammad Ballout, Arte France, 2005